Finance durable : « L’engagement dans la lutte contre le changement climatique ne fait plus autant consensus qu’au lendemain de la pandémie »
par Pierre-Eric Leibovici et Isabelle Combarel
En janvier 2020, BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, annonçait un changement majeur dans sa stratégie ESG. L’entreprise était alors pionnière d’une tendance qu’aujourd’hui plus personne ne peut ignorer. Aujourd’hui, ce géant rétropédale. L’engagement dans la lutte contre le changement climatique ne fait plus autant consensus qu’au lendemain de la pandémie. Outre-Atlantique d’abord, les réticences politiques et sociales se sont multipliées depuis quelques années, à l’image de la Virginie-Occidentale, qui a pris des mesures pour restreindre l’utilisation de critères ESG dans les décisions d’investissement. Les fonds VCs, pourtant un temps en ligne de front sur le sujet, font désormais aussi machine arrière. Les Etats-Unis sont en cela un excellent laboratoire d’observation de ce qui pourrait arriver en Europe. Le backlash écologique est en marche, et les entreprises européennes ont un rôle majeur à jouer pour se dresser contre le revirement environnemental.
Aux Etats-Unis, si certains Etats ont pu mener des politiques ESG ambitieuses, une résistance importante est venue du camp conservateurs. Vent debout contre des mesures qu’ils estiment injustes et destructrices, les Républicains ont les premiers investi le discours anti-ESG. Au coeur de la polémique BlackRock, les sénateurs républicains formulent des critiques véhémentes, notamment ceux des États producteurs de pétrole et de charbon (tels que West Virginia, Pennsylvania, Kentucky, Montana, North Dakota, Ohio, Indiana, Virginia ou encore Alabama), qualifiant la démarche de “manipulation du marché”. Seuls quelques électrons libres échappent à la condamnation de l’ESG, comme la Californie, où ont été adoptées deux nouvelles lois, Senate Bill 253 et Senate Bill 261 qui exigent que les entreprises opérant en Californie divulguent leurs émissions et leurs risques financiers liés au climat.
Côté européen, les régulateurs n’ont pas eu peur de ce “capitalisme woke” et là où les Etats-Unis vivent une forte pression anti-ESG, l’Europe, sous la direction de la Commission européenne, a mis en place la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). Cette directive introduit le principe de double matérialité, exigeant que les entreprises tiennent compte de l’impact sur la société et de l’impact des critères ESG sur leurs activités. L’Europe peut faire valoir sa vision plus large et approfondie des enjeux ESG.
Pourtant, en France, alors qu’Emmanuel Macron présentait le 25 septembre dernier la feuille de route de la planification écologique et une enveloppe de 10 milliards d’euros, ce risque de backlash écologique commence à poindre. Le président du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes annonçait récemment son souhait de retrait de sa région du dispositif ZAN – “zéro artificialisation nette” – qui délègue aux collectivités les objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols d’ici à 2050.
S’oriente-t-on vers une dérégulation européenne autour de l’ESG ? A observer le pays de l’Oncle Sam, le poids du conservatisme économique peut peser lourd, et les défis qui attendent l’Europe et la France dans les prochains mois peuvent nous faire entrer dans une nouvelle ère de défiance à l’égard des normes ESG.
Face au risque de backlash environnemental, l’Europe a des atouts à mettre en avant. Le peuple européen, de par son ADN, est beaucoup plus sensible aux questions environnementales et décidé à agir, ce qui offre l’option de préempter de nombreux marchés futuristes et bâtir des leaders mondiaux à partir du vieux continent. La solution se trouve donc dans les entreprises, et ceux qui investissent qui ont le pouvoir de ne pas orienter le marché vers ce chemin funeste. Les fonds ont un rôle clé dans le soutien d’entreprises comme Back Market, Vestiaire Collective, Northvolt, entre autres. Pour changer les modèles de consommation vers un meilleur équilibre, il faut donner leur chance à des entrepreneurs innovants de proposer des modèles alternatifs aux citoyens. Cela signifie revoir les processus de production pour réduire notre empreinte environnementale, favoriser des chaînes d’approvisionnement durables, et développer des produits et services qui contribuent à résoudre les problèmes environnementaux. Reconditionnement, upcycling, réduction des déchets, covoiturage, et plus globalement économie de partage et circulaire, les exemples de projets innovants sont pléthores et mériteraient d’être au cœur du projet de planification écologique. Il faut utiliser ces innovations disruptives pour changer nos façons de travailler et de consommer, et ainsi passer de la surconsommation destructrice à la destruction régénératrice.